Du ciel à la semelle

Photo envoyée par Alexandre

A six heures trente, Marc ouvre un œil. Le plafond bleu du ciel est au-dessus de lui, frais encore, naïf comme dans une aquarelle de Raoul Dufy. Il y ferait volontiers passer un oiseau enfantin, trois coups de crayons simples et expressifs, un bec, deux ailes, le corps ovale épinglé là-haut. La couverture à carreaux, celle qu’il a rapportée d’Angers, ne lui couvre plus les pieds à cause des angoisses et des mouvements de la nuit passée sur cette marche polie, au pas d’une porte austère.

Dégage – la semonce, déjà avinée, six heures trente par un matin de ciel bleu, dégage – dégage, connard, je t’ai jamais vu. Marc ouvre l’autre œil, celui qui ne vise pas le monde à travers l’âme perdue d’un peintre raté, celui qui regarde bien en face la laideur humaine et ses petits accessoires. Ici, un pochtron de soixante ans – mais la rue vieillit, il est peut-être bien plus jeune que cela – vacillant sur le béton, bouteille de beaujolpif rasant dangereusement le trottoir. Ca va. Marc dégage. C’est vrai qu’on ne l’a jamais vu ici. Il n’est pas de Paris, notre héros en couverture à carreaux.

Depuis quelques temps, il en a vu du pays. Les routes d’Angers au Mans, dans des camions de routiers sympas avec qui taper la discussion et parfois partager un sandwich, pas regardant le routier hollandais, ça donne de sa personne, ça nourrit son hôte, ça regarde la route les mains sur le cœur et sur le volant. Puis, du Mans, des voitures difficiles. Jeunes femmes à l’esprit d’aventure, mais finalement farouches et effrayées par sa grosse moustache rousse ; jeunes bandes de mecs qui vous farcissent les oreilles de commentaires sur les bienfaits du road-trip, dans le style « moi aussi je voudrais tout lâcher, partir comme vous, mais je ne peux pas, j’ai mes études de droit à terminer ». Vieux bonshommes rouillés et muets par-dessus leur moteur qui caquète. Voitures réticentes, voitures embourgeoisées, voitures délicates. Marc est arrivé à Paris, et ce n’était pas par choix. Ce n’était pas pour le road-trip. C’était pour vivre, parce qu’à Angers, le clochard à l’âme de Monet et à la moustache de Brassens n’a pas trouvé son quartier, son réseau, sa place en somme. Dégage. Ca va. On connaît la chanson. Et puis à Paris, qui sait seulement ce qui peut se passer ?

Marc arpente le quartier, essuyant tranquillement les éructations hachées de son premier ennemi parisien qui ne lui lâche pas la grappe. Dégage, je te dis, dégage, connard ! De toute façon, ici c’est trop bourgeois. Il n’aurait pas tenu deux nuits. Un matin, une concierge l’aurait viré à coups de talons en menaçant d’appeler la maréchaussée, pas vrai ? Le clodo matinal lui colle encore au cul ; son pas n’est pas assuré, mais il va vite, le bougre ; un type à chien, très jeune et défoncé, l’a rejoint dans sa hargne en le traitant d’Astérix (de merde) – sobriquet qui échoit souvent à sa valeureuse moustache. Marc a soif. De son dernier job sur un chantier, à Seiches-sur-le-Loir, il lui reste quelques bons euros propices à l’achat d’une bière glacée au zinc d’un de ces bistros parisiens si sympathiques. Il entre dans un café qu’ouvre à peine un jeune serveur énergique et blondinet. La bière glisse sur le comptoir, les mains de Marc tremblent de joie autour du verre aux courbes de femme, blonde toujours prête, blonde qui fait cesser la peur et la solitude. Toute cette blondeur – le serveur, sa moustache, cette bière dorée – pour un peu, Marc donnerait son cœur à la terre entière. Mais le jeunot du bar a l’œil vif. Il refuse le deuxième demi à son client. Allez, faut pas boire comme ça à sept heures du matin, monsieur. Marc est trop doux pour la lutte. Il sort.

Dehors, pas de mystère, c’est un Paris décevant, une ville qui ne voudra jamais de lui. « J’ai fait un pari sur Paris » se dit-il, l’équation le fait rigoler doucement. A huit heures, Paris sonne ses réveils de businessmen et d’employés de bureaux. A neuf, le métro craque, c’est la fourmilière. A dix on consomme, vitrines léchées, néons allumés pour papillons de shopping. A onze, à douze, à treize, à quatorze, c’est Paris entier qui mange, mange, mange ; à quinze on prépare les menus des bons restos du soir, de seize à dix-neuf les échoppes surchauffent, les femmes perdent de leur superbe dans la frénésie des boutiques, à vingt les hommes se roulent les uns sur les autres, cyclistes dans le décor et klaxons bien embouchés. Vingt-et-une heures, couverts d’argent, nappes de lin empesé, repas de roi. Vingt-deux, le vin qui fouette les sens émoussés de la journée, vingt-trois les hommes et les femmes de Paris font l’amour devant des fenêtres éclairées. Minuit. L’unique heure du clochard. Celle où il se montre. Celle où vivre, pour lui, n’est plus un vain mot. Il est minuit et Marc ne sait toujours pas où dormir. Dégage, dégage, dégage, crie Paris de six heures à minuit.

La nuit n’est pas très dense, car c’est la fin de l’été. Une ombre se profile au détour d’une large rue. Une grosse ambassade ? Des rangées de chaussures monstrueuses sont alignées. Des chaussures à crampons, qui font peut-être mille fois la taille d’un soulier normal. Marc est planté là, une bière dans le ventre et c’est tout, une couverture à carreaux et c’est tout. Il n’y a pas un chat. Il se souvient, Marc, que dans une histoire pour enfants, une vieille dame hébergeait des orphelins dans une chaussure géante. Dans celles-ci, on ne peut pas dormir : ce ne sont pas les souliers magnifiques de Gulliver, mais de vilaines chaussures de sport Adidas en résine surdimensionnées. Cependant, elles pointent vers le bas, avec la grâce étonnante d’un chausson de ballerine. Et sous l’arc du pied cambré, se dessine un asile pour Marc, bien à l’abri, bien caché, loin des yeux de Paris.

Hop. La couverture à carreaux s’étale à l’ombre de la grosse basket. Ça fait longtemps qu’il n’avait pas eu un toit sur la tête. C’est comme une cabane. C’est presque douillet, s’étonne notre ami. Ce ne sera certes que pour une nuit, mais quelle nuit! Sous l’égide d’une ambassade et du symbole d’une des plus grosses entreprises du pays réunies. Qui eût cru que la France pouvait chérir autant ses citoyens démunis ?

Petite interruption momentanée de programme

Par manque de temps – une masse de travail hymalaïesque devant moi – les histoires du Bic dans l’oeil reviendront seulement d’ici quelques jours.

A très vite, amis lecteurs!

Oublier Sam

Photo envoyée par Fafa

Il est seize heures, une heure brûlante dans ce pays ; la voiture s’arrête, Lena n’a plus d’essence. Elle éponge son front d’un revers de la main, il lui semble qu’elle aurait pu s’offrir une bagnole un peu plus moderne, avec la clim par exemple, du moins un toit ouvrant ; mais Lena n’aime que les vieilles choses, les choses qui se patinent beaucoup, qui prennent beaucoup la pluie et qui transpirent la vie, les meubles mal peints, les vêtements de friperies, les chiens qui n’ont plus qu’un bout de queue mordu par un accident. Voilà comment elle s’est retrouvée au volant de cette guimbarde achetée dans un mouvement de nécessité absolue, sur la route qui mène d’Oklahoma City à San Francisco, parce qu’il fallait partir. Sam, quant à lui, n’aimait presque que les objets neufs, ceux qu’on peut avoir avant tout le monde. Il aurait bien ri de la voir conduire cette longue Ford déglinguée. Pourtant Lena s’y était sentie tout de suite à l’aise, enfoncée dans un fauteuil qui puait le cuir vieux de trente ans.

Il y a encore du chemin jusqu’à San Francisco. Sam n’aimait pas la Californie. C’est justement pour cela que Lena a choisi de s’y rendre, sans rien dire à personne, simplement pour le plaisir de se répéter qu’elle fait quelque chose que Sam n’aurait jamais entrepris. Pour être loin de lui, et différente de lui, et à part lui, comme délivrée de la prison des souvenirs qui les ligotaient l’un à l’autre – les nuits tristes dans le pavillon de la banlieue d’Oklahoma City, le baseball qu’on regarde à deux quand on n’a rien d’autre à se dire, la vaisselle sale, le pyjama froissé resté mort sur le lit, les baskets vides au pied de la penderie. Les fragments les plus plats, les plus misérables de la mémoire d’un couple peuvent parfois être les plus tenaces tout de même, être ceux dont on ne sait pas comment se débarrasser.

Lena sort de la voiture. La route est déserte évidemment. Elle n’a pas croisé âme qui vive depuis deux heures sur ce chemin parfaitement rectiligne. On dirait la pampa, se dit-elle. Elle claque la portière et plonge ses mains dans ses poches. Elle aurait pu se délester de son imperméable mais cela ne lui est pas venu à l’idée. Ses yeux ne trouvent pas de réconfort dans ce paysage morne et plat, bouffé de soleil et de poussière. Plus d’essence, au milieu de rien, peu importe. Elle est là, elle existe, elle est elle, Lena. Si seulement elle n’avait pas pensé à Oklahoma City- à Sam. Le regret de s’être laissé aller à scanner en esprit toutes ces choses vaines et mortes l’a emmenée vers une autre mémoire bien plus brillante, bien plus douloureuse encore : celle des moments heureux. Il faisait si chaud il y a une minute encore et maintenant j’ai froid, Sam. J’ai froid loin de tes yeux. Lena se demande si une voiture va s’arrêter pour la recharger en essence, si elle aura cette chance. Et puis après tout, pourquoi ne pas s’arrêter là…

Ce frisson qui la parcourt, ce n’est pas rien, puisque maintenant le ciel en est tout imprégné. On dirait que Dieu lui-même ne sait plus qui il est et le fait savoir à ses sujets. Blanc ou noir ? Pourquoi le ciel lui-même ne sait-il plus où il en est ? L’univers a l’air de se déchirer. Lena était hier dans un motel et la vieille aux cheveux peroxydés, à l’accueil, lui a recommandé de ne pas reprendre la route tout de suite. C’est la saison des tornades, deux personnes sont déjà mortes sur la route avant-hier, prises de court dans leur pick-up. Un homme et une femme. Un couple ? Avait demandé Lena. La vieille ne savait pas. Maintenant ça y est, Lena est certaine qu’elle est en face de l’élément redouté. Ce tuyau d’air et de poussière qui rase le sol, au loin, c’est une tornade. Il est seize heures trente et tout s’est assombri comme une nuit apocalyptique. Lena rentre dans la Ford. Elle ne veut tout de même pas mourir, elle était seulement venue pour oublier. L’air siffle très violemment maintenant, elle l’entend envelopper la carrosserie de la voiture et sent même son mouvement en spirale qui la berce de plus en plus fort. Si c’est ça mourir, Sam, je préfère te prévenir, c’est horrible. Tu vois la faux arriver et tu ne peux pas y couper. La tornade est là. Je préfère fermer les yeux et m’autoriser à penser à toi. Tu as les cheveux noirs, les yeux noirs, le nez busqué, le corps lourd d’un Américain sportif ; tu aimes le chocolat et tu détestes les endives ; tes gestes sont toujours dirigés, ton souffle n’est jamais court. Tu m’as dit que nous aurions sans doute des enfants, un jour où il pleuvait dehors. Tu courais avec le chien tous les matins. Tu m’as dit aussi que tu ne savais pas, que tu ne pouvais plus, mais tu attendais toujours que je décide, que ce soit moi qui fasse, qui entreprenne, qui parte, en un mot.

C’est fini, la tornade est passée à côté. Lena ne pensera plus à Sam. Du moins plus pour aujourd’hui, c’est toujours ça de gagné, se dit-elle. Elle reste dans la Ford, pose ses deux mains sur le volant et réalise soudain qu’elle avait acheté un petit bidon d’essence avec la voiture. Avec ça, pourquoi aller à San Francisco seulement? La frontière mexicaine n’est vraiment plus très loin. La route a été balayée par le vent, elle semble neuve, rutilante, il suffit de remplir le réservoir.

La jalousie de Valentine

Photo envoyée par Roxane

Elle a encore recommencé ! Non, je n’ai pas regardé la voisine. Ou alors si je l’ai regardée c’est parce qu’elle a poireau sur le nez et que ça gâche tout sur ce visage qui aurait pu, après tout, être pas mal.

Oh merde. « Pas mal ». Qu’est-ce que j’ai dit ? Arrête, Valentine ! Si tu continues, j’ouvre la porte et je vais le lui dire directement, à la voisine, que tu es jalouse.

Elle répond je t’emmerde, elle répond tu n’as qu’à y aller, et si tu y vas méfie-toi je fais pipi dans la caisse du chat.

J’enferme le chat dans les chiottes, après tout ce n’est pas sa faute – Valentine, ne mêle pas mon chat à tout ça. Si tu n’arrêtes pas, je prends ton CD de Lou Reed préféré et je le balance dans le vide-ordures avec les cafards de chez Monsieur Crados, au premier étage.

Elle bondit sur ses pieds, elle fourre mon gilet en cachemire dans la machine à laver, elle saupoudre la lessive dans le tambour d’un geste royal et bloque sa main sur le bouton de température. Si tu jettes mon Lou Reed, ton cachemire finira chez Emmaüs au rayon dix ans.

Je libère le chat, je le pose sur son dessus de lit en piqué blanc, et je lui dis vas-y mon petit chéri fais-toi les griffes sur le joli boutis de mémé.

Elle prend la caisse du chat pleine de petites crottes et la vide autour de mes pieds en recommandant au minou de venir s’essuyer les pattes par ici.

Je lui enlève la ceinture de sa robe rouge à pois, et je menace de lui gifler les fesses avec, dans la litière du chat.

Sans ceinture, libérée, elle remonte sa robe rouge à petits pois. Elle a un jupon de vieille dame dessous. Et des collants résille un peu abîmés. Elle s’allonge sur le divan, glisse ses lunettes rectangulaires sur son nez et prend MON livre de Nietzsche (alors qu’elle ne sait même pas épeler « Nietzsche »). Elle tire le store, ouvre grand la fenêtre et commence à faire la lecture à voix très haute dans cette position-là. Et comme d’habitude, que croyez-vous, elle n’a pas mis de culotte, ça se voit sous le collant et le voisin d’en face regarde.

Je lui crie entre mes dents bon sang t’as encore pas mis de culotte mais t’es grave !

Elle pose Nietzsche et me contemple – J’en mets une si tu m’embrasses.

Je t’embrasse si tu ne la mets pas, je fais.

On laisse le store tiré – porno gratuit ce soir pour le voisin d’en face !

Mon père est flou

Photographie réalisée et envoyée par Nicolas BàL.

Mon père c’est cet homme flou. J’ai douze ans, je suis grand, je suis brun, j’ai la peau tannée comme un enfant du Sud et pourtant je vis à Berlin-Est. Je suis né de cet homme flou, je suis l’enfant du rien. Né de ma mère et du rien.

Maman, pourquoi Papa est-il flou sur la seule photo que tu as de lui ?

Parce que c’est la seule photo que j’ai le droit de garder de lui, mon chéri.

Pourquoi ?

Parce que personne ne peut le reconnaître sur cette photo.

Maman déteste mes questions et souvent elle détourne la tête, et pleure. Je n’en peux plus de la voir pleurer depuis toujours – plus je grandis et plus je crois que ça pourrait me rendre violent, les larmes de Maman.

Dans les sanglots de ma mère il n’y a plus rien, plus que de la flotte et du souvenir ; tandis que je possède un trésor inestimable avec cette image capturée de mon père. Comment était-il ? Où est-ce vélo ? Où est l’homme flou sur ce vélo ? Je regarde par la fenêtre et je cherche à voir de l’autre côté du Mur. Mais on n’y voit jamais rien avec tous ces flics à chiens, qui font de l’ombre du haut des tours de surveillance. La télé m’attend dans un coin avec ses images illégales de l’Ouest. On la capte en cachette avec l’aide des voisins du dessus. J’aime surtout regarder les concerts de rock (Kim Wilde en particulier) ; le reste, je m’en fous un peu, ça ne m’intéresse pas tellement plus que les journaux de la RDA. Sauf… sauf bien sûr quand il s’agit de courses de vélo. Tous les hommes y sont flous et en couleur. Pas tout à fait comme mon père – mais qu’est-ce qui me dit que de l’autre côté du Mur, tout ne bascule pas en couleur ? Berlin-Est est gris souris. Papa porte peut-être des combinaisons orange moulantes à Berlin-Ouest. En tous cas, Maman n’y croit pas. Elle hausse les épaules et dit en souriant un peu faiblement qu’il n’est pas parti pour faire le guignol, Papa.

La nuit, quand Maman éteint son poste de radio dans la cuisine et boit un dernier café, je ne sais pas pourquoi, je doute. C’est comme un incendie, ce doute-là. Ça me ravage le corps. J’ai peur que ma mère ne le sente, je ne veux pas qu’elle sache que Papa est peut-être mort. Cela fait bien trop longtemps qu’il a franchi la frontière. Je sais que des gens meurent sur la « bande de mort » entre les zones de l’Est et de l’Ouest. Je l’ai vu à la télévision ouest-allemande. Quand j’ai entendu ça, le doute est revenu toutes les nuits. Mais pour ne rien montrer à ma mère, je vais dans la cuisine chaque soir, je l’embrasse sur ses cheveux coupés courts et parfois, je fais semblant de vouloir fumer une cigarette avec elle. Et elle rit très fort et dit que cela ferait rire mon père, que c’est son genre d’humour. A ce moment-là je peux dire que mon cœur est plus petit et plus serré qu’un vieux mégot de clope écrasé.

9 novembre 1989.

Le Mur tombe, je le vois s’écrouler à la télé, Maman travaille au restaurant. Moi je bute, dans ma joie, sur une latte du parquet à la maison. Une latte mal enfoncée dans le plancher. J’ai failli tomber. Je soulève la latte pour mieux la replacer. Je veux faire plaisir à ma mère. Une maison bien rangée et un Mur qui tombe, on peut dire que c’est une journée réussie. J’ai des échardes dans les doigts… Des cris de joie dans tout l’immeuble. Quelqu’un tambourine à la porte et crie mon nom. « Rudi ! Rudi ! ». Je sais que c’est Max, le voisin du dessus. Je sais déjà tout, il veut aller danser sur le Mur en ruines ! Mais je m’acharne sur cette foutue latte ! Il y a un truc qui bloque. Je balance la latte à côté de moi. Une enveloppe toute longue, toute administrative, toute froide et fermée comme tout ce que fait la RDA. Adressée à Maman. Là, sous le parquet ? A l’âge que j’ai on n’est pas un imbécile, on n’est pas un prude non plus. Je l’ouvre, cette lettre que personne n’a jamais voulu ouvrir.

« Madame Augenblick, nous avons le regret de vous annoncer le décès de votre époux Hermann Augenblick, à la suite d’un accident lors d’un passage illégal de la frontière. Des obsèques pourront avoir lieu le 4 mai 1984. Vous nous en ferez connaître les conditions. »

Je remets la latte mieux qu’elle n’ait jamais pu être posée. Impossible de voir la trace de mon passage. Je sors avec le briquet de ma mère et la lettre de la Stasi brûle dans l’escalier – tout le monde s’en fout, la concierge pleure de joie dans les bras de Monsieur Beck. Max m’a regardé faire mais ne m’a rien demandé sur mon petit incendie ; on part juste tous les deux, en courant, à l’ancienne frontière.

Alors là, au milieu de ces Allemands de l’Ouest que je n’avais jamais vu qu’à la télé et qui hurlent de joie, la colère immense monte, tuant le vieux doute qui m’avait hanté. La colère vaut mieux que le doute, on connaît enfin son ennemi. Mon malheur, c’est que pendant que le Mur de Berlin tombe sous mes pieds, je comprends que mon ennemi est mort lui aussi. Ma colère ne me quittera donc jamais. C’est le prix à payer pour que ma mère n’apprenne pas que Papa est flou pour toujours.

Actuellement…

Je travaille sur la photo que Nicolas BàL m’a fait parvenir… histoire en gestation…